Incertitudes internationales

Jeunesse 1938

 

N'êtes-vous pas frappé, lisant les journaux de « l'irréalisme » des conversations internationales ? Oh ! Il ne faut pas en accuser seulement les conversations de Genève. Sans doute ne signifient-elles pas grand chose, et même rien du tout. Mais si elles ne se voilent pas l'actuelle impuissance de la sécurité collective, elles ne sont ni plus ni moins irréalistes que tel ou tel Congrès, que telle ou telle Conférence, que telle ou telle conversation... La Société Internationale est sous le signe de la fatalité, chaque peuple suit la pente de ses intérêts et de ses traditions. Les alliances et les axes sont des rencontres du hasard commandées par des objectifs transitoires... Elles contrarient les fins lointaines qu'une vraie politique ne devrait jamais perdre de vue. Pour comprendre les événements actuels, il ne faut pas écouter les discours des ministres, il ne faut pas lire la presse surtout : il faut ouvrir l'histoire diplomatique et la géographie économique : tout y est. Point n'est besoin d'autre livre.

C'est elles, en effet, qui nous expliqueront le mieux la positon de l'Angleterre. En France, nous accusons souvent l'Angleterre de duplicité. C'est mal juger. Peut-on même la taxer d'égoïsme ? C'est autre chose : les Anglais n'ont pas d'imagination. Cri de Wilde dans De Profundis : « Ils manquent terriblement d'imagination ! » Or, pour comprendre les dangers, les difficultés d'autrui il faut un effort d'imagination. Un moment on put mettre les Anglais dans le jeu de l'Europe, grâce à une certaine idéologie pacifiste, un jeu nuageux. Mais les temps en sont passés, et de nouveau, avec une sûreté animale, l'Angleterre suit son instinct...

Or quel est cet instinct ? L'Empire. Nous l'oublions toujours. Nous parlons de colonies britanniques, cela n'existe pas : l'Angleterre c'est un empire, une confédération très lâche de peuples qu'unit visiblement l'unité personnelle du Souverain, mais bien plutôt un certain sentiment de « homeness », une certaine idée de famille anglo-saxonne. Et cet Empire n'est pas l'Europe, il est de partout. Voici le fait capital. L'Angleterre n'est pas vraiment en Europe. Cette île, comme un navire mal amarré, prête à partir...

île, oui mais que ne sépare de l'Europe qu'un illusoire canal. Londres est sous le feu du continent. L'Angleterre est de partout, mais sa sécurité tient à l'Europe. L'Europe, c'est le dangereux voisinage. Impossible de s'en désintéresser complètement, mais aussi impossible d'y intéresser l'Empire. De là un certain écartèlement, des voltes faces où nous voulons voir des duplicités. Suivant les temps et suivant les hommes telle ou telle tendance prévaut. Certains voient assez clair pour comprendre la nécessité d'une paix européenne générale pour l'Angleterre ; mais les autres songent à un repliement impérial, pour lequel il suffirait qu'on ne se batte point du Rhin à la Manche.

Conception à courte vue, politique à la petite semaine, sans doute... Un jour ou l'autre on en paie le prix, et terriblement cher. Il faudrait oser risquer la paix ... Personne n'en a eu cure autrefois, personne ne le peut aujourd'hui... Et chacun suit ses petits intérêts.

Il faut que nous nous mettions bien en face des réalités anglaises : car nous y jouons notre destin. Vingt ans nous fûmes les maîtres de l'Europe. Nous ne le disions pas, nous nous laissions porter par toutes les mystiques de la peur : pacifisme sentimental ou nationalisme belliqueux. Sans doute est-ce de n'avoir point connu notre prestige quand nous l'avions que nous sommes faibles aujourd'hui. Mais quelque soit la cause de notre faiblesse, elle nous oblige à nous lier à d'autres politiques : la liaison la plus naturelle est avec l'Angleterre. Elle est, peut-on dire, dans la nature des choses. Mais nous y ralliant il importe que nous sachions de quel secours exact elle nous sera et jusqu'à quel point elle nous oblige à certaines restrictions dans notre politique.

Il est un autre système... Mais à propos de celui-ci les réflexes de politique intérieure ont joué si fort qu'il nous est impossible d'en parler ici. Les questions idéologiques jouent tellement qu'il est impossible de peser la valeur de cette alliance : Russie – terre lointaine, immense - « Russie, ô ma Russie ! tu te dissoudras dans ton immensité ». Ces vers, de Bielevski, je crois expriment bien ce pays sans forme, et presque sans frontières... les marais du Préged, frontière imprécise, c'est bien un pays qui s'épuise sur ses confins plus qu'il ne finit.

La politique de la Russie, nous le savons, est étroitement déterminée par sa position et contrariée par sa forme : déterminée par sa position sur des mers fermées : elle tend toujours vers la mer libre. Les détroits que ce soit le Bosphore ou le détroit de la Sund ont pour elle une importance capitale. Mais aussi déterminée par sa position en Eurasie et en Asie. Elle a deux champs politiques : l'Europe et l'Asie, mais trop vaste, elle ne peut porter son effort que sur un seul théâtre à la fois et de s'orienter vers l'Asie exige qu'elle se replie dans une attitude neuve en Europe ; et vice versa... C'est toute l'histoire de Russie depuis Pierre le Grand (c'est étonnant ce qu'aussi bien intérieurement qu'extérieurement ce peuple reste fidèle à lui-même... C'est qu'aussi bien il n'en est pas d'autre en Europe qui obéisse si primitivement à son instinct). Pierre le Grand a ouvert une fenêtre sur la Baltique et de ce jour ce fut la marche vers la mer libre, mais que l'Europe se ferme à ses ambitions, que le traité de San Stéfano, par exemple, l'écarte de la Mer Noire, sa politique lui fera regarder vers l'Est. Mais 1904, guerre Russo-Japonaise, échec douloureux (le destin du tsarisme est dès ce jour consumé), la Russie se penche de nouveau vers l'Europe. C'est le temps de la réconciliation avec l'Angleterre sous les auspices de la France. 1917, traité de Brest-Litovsk. 1919 traité de Versailles, double échec pour la Russie. Les premières années des Soviets furent sous le signe de l'Asie. Ostracisme européen qui replie la Russie sur elle-même, et politique extérieure orientée vers la pénétration en Chine. C'était d'ailleurs bien choisir pour blesser les pays « capitalistes ». Mais déjà se dresse le Japon. En Europe c'est l'Allemagne. Pour la première fois les deux fronts peuvent se conjuguer contre elle.

C'est à tout cela qu'il faut penser pour voir la valeur d'une alliance Russe. C'est à la puissance économique de l'Eurasie, dont il faudrait avoir une juste estimation... ce n'est pas à des réflexes de politique intérieure, du moins au point où nous en sommes. Par contre il ne faut pas sous-évaluer ce qu'une telle alliance a de compromettant et la perte de prestige qui en résulte.

Ces estimations nous sont impossibles, ce n'en est d'ailleurs pas ici le lieu, et nous ne voulons que présenter les dilemmes qui se posent à notre politique. On parle trop étroitement de tout dans ces domaines aujourd'hui pour qu'il n'y ait pas un certain devoir de ramener les problèmes à leurs données. On entend louer la force russe parfois, comme si ce pays n'était pas miné par son propre régime, ou vaincu par cette immensité qui empêche les communications. On l'entend décrier au contraire, en oubliant toutes ses richesses minérales, ou sa population ! Des problèmes où se jouent le sort des peuples veulent qu'on les pense plus sérieusement.

La grande difficulté pour la France est la même qu'en 1904. Ses intérêts la poussent à la fois vers l'Angleterre et vers la Russie mais rien n'oriente ces puissances l'une vers l'autre (en 1904, elles étaient hostiles). L'habileté d'un Delcassé fut d'opérer ce rapprochement en dépit des pires obstacles. Mais au fond étaient-ils pires qu'aujourd'hui ? En ce temps là, la difficulté était d'un autre ordre. Il s'agissait d'un heurt d'impérialismes aux confins des Indes : un compromis pût être trouvé. On concilie toujours des intérêts matériels divergents, dès qu'on le veut. Aujourd'hui nous ne voyons pas une hostilité nationale de l'Angleterre pour la Russie, mais le problème est pire, car il est d'ordre psychologique : nous l'avons dit, l'Empire Britannique ne se sent pas d'intérêts profonds en Europe Centrale et Orientale.  Comme  il n'a pas d'intérêt immédiat à maintenir l'équilibre présent, il ne lui semble pas que cet ordre européen lui importe. Dangereuse illusion sans doute, car, quelque soit la bouche suspecte qui ait proféré cet aphorisme, il est vrai : « la paix est indivisible ». La guerre aussi.

Et voici la France à la croisée des chemins, ayant une fois de plus à concilier des alliances contradictoires. Mais il est mieux de voir ce que les intérêts mêmes qui la poussent vers telle puissance ou l'en écarte sont divergents... De tout temps l'accès de la Russie à la Méditerranée lui a fait peur et la Conférence de Nyon corrobore assez bien sur ce point la guerre de Crimée. La Russie ne doit pas dépasser la mer Noire. N'oublions pas, au surplus que l'accord Franco-Russe vise plus à neutraliser l'action des Soviets qu'à se les allier. L'URSS elle aussi menace l'équilibre Est-Européen et la Roumanie peut craindre en Bessarabie, comme la Pologne sur ses confins orientaux. Mais la Russie attachée à la France doit ici réfréner ses ambitions. C'est important car une URSS liée à l'Allemagne pourrait se livrer à un fructueux partage d'influence. Je crois que certains peuples n'ont pas assez compris les sens profonds de l'entente franco-russe.

En tous les cas l'Angleterre... et c'est le plus grave aujourd'hui.